MUTISME
– Salut, moi c’est Paolo. T’as quel âge ?
Une seule phrase et je suis déjà perdue. Son espagnol est difficile à déchiffrer pour moi, jeune étudiante française. Je vais devoir m’accrocher pour le comprendre, mais c’est un bon exercice, je suis venue à Ibiza pour pratiquer. Pratiquer et profiter. Profiter et aider.
J’ai intégré une association d’aide aux sans-abri pour les deux mois d’été. Cette expérience va être formatrice à tous les niveaux. Je dois absolument améliorer mon espagnol si je veux obtenir mon diplôme de tourisme l’année prochaine. C’est indispensable. Ma meilleure amie a eu cette idée géniale de chercher un stage humanitaire à l’étranger. J’ai toujours voulu soutenir les plus démunis. Quand j’étais petite, je réclamais constamment de la monnaie à mes parents pour la donner aux SDF. Voir un sourire sur leur visage quand je déposais la pièce dans leur casquette suffisait à me rendre heureuse.
Par contre, Ibiza, c’est moi qui ai choisi. Autant lier l’utile et l’agréable. Soleil, plage, fiestas et belles rencontres peuvent compléter ce programme déjà presque parfait.
Aujourd’hui, c’est mon premier jour. Je suis arrivée hier dans la nuit et ce midi j’étais déjà dans l’entrepôt de distribution des denrées alimentaires. Je ne voulais pas perdre une minute. J’ai rencontré tous les bénévoles et rempli toute la paperasse : maintenant, c’est officiel, je peux travailler !
Je participe donc à ma première maraude, terme utilisé pour décrire les tournées effectuées auprès des SDF le soir.
Je demande à Paolo de répéter plus doucement puis, une fois que j’ai compris sa question, je lui réponds :
– Dix-neuf ans.
Il prend désormais le temps de bien articuler à chaque fois qu’il parle, ce qui me facilite grandement la tâche.
– Bienvenue chez nous ! Ce soir, on va dans un squat où dorment plusieurs personnes. En général, ils se regroupent tous dans la même pièce lorsqu’on est là. On se marre bien. Juan, le petit trapu qui marche devant nous, joue quelques morceaux de guitare en chantant. Il y a une bonne ambiance !
Nous marchons côte à côte dans les rues de la vieille ville. Ça grimpe. On sort progressivement du centre historique pour déambuler dans les quartiers plus pauvres. Les maisons délabrées font leur apparition, avec leurs murs fissurés, leurs volets décrochés et leur crépi arraché. Les premiers de l’équipe s’arrêtent devant l’une d’elles après une quinzaine de minutes de marche.
– Prêts ? demande l’un d’eux.
Ils sourient tous en hochant la tête, avant de pénétrer à travers le trou béant, laissé par une porte absente. Je les suis.
J’ai à peine posé un pied à l’intérieur qu’une odeur putride, mélange d’urine et de crasse, me saute aux narines et me submerge. Profondément. Trop profondément. Des haut-le-cœur me forcent à m’arrêter.
Devinant mon malaise, Paolo se retourne, un grand sourire aux lèvres.
– T’inquiète, ça va passer, on s’y habitue. Tout le monde réagit comme ça la première fois.
Puis il poursuit son chemin jusqu’au salon.
Ma respiration s’interrompt plusieurs secondes, je n’arrive pas à me convaincre de ce que je viens d’entendre. Je ne bouge plus, craignant qu’une volute pénètre à nouveau mon nez, mais c’en est trop. Mon corps réclame de l’oxygène. J’inspire profondément, la mine déconfite.
Paolo avait raison, c’est moins fort cette fois-ci. Je me presse de rejoindre le groupe.
Je débarque dans une grande pièce où des canapés déchirés et en piteux état sont installés en cercle au centre. Une dizaine de SDF sont déjà assis, observant avec attention ce que les bénévoles déballent de leurs sacs. Les conversations vont bon train, mais la rapidité des échanges m’empêche de bien saisir ce qui se dit.
Les sans–abri reçoivent chacun une boisson au choix, soda ou jus de fruit, et pour ceux qui veulent, du thé et du café sont en libre-service dans une Thermos. Des petits biscuits et des barres céréalières font également partie de leur maigre butin.
Paolo prend place sur un des canapés, je m’empresse de m’asseoir à ses côtés. Il me donne les prénoms de chaque SDF et me raconte quelques anecdotes, en attendant que le concert de guitare commence.
Il me présente tout d’abord Pedrolito, le plus vieux de tous, respecté et apprécié par ses compagnons pour sa générosité et son sens de la survie. Après avoir vécu des sales histoires dans la rue, c’est lui qui a trouvé ce squat et qui le gère pour en assurer le bon fonctionnement. Tout individu violent ou irrespectueux des autres est directement mis à la porte de la communauté.
Paolo commence ensuite le récit de sa première soirée au sein de l’association. Manuelo, assis à sa droite, était tellement soûl que, lorsque Paolo a tendu la main pour lui donner un verre de jus d’orange, Manuelo a perdu l’équilibre et a trébuché sur lui. Ils se sont affalés tous les deux à terre. Manuelo s’est senti mal tout à coup et lui a vomi dessus.
Beurk !
Écœuré, Paolo est parti en courant, pensant ne plus jamais revenir. Mais après une bonne nuit de sommeil et, surtout, une bonne douche, il est revenu le lendemain. Manuelo s’est excusé mille fois et ils sont devenus amis.
– Tu fais ça depuis longtemps ?
– Trois ans, mais je…
Paolo s’interrompt, les yeux rivés vers l’entrée du salon, devant laquelle une ombre vient de passer furtivement. Je l’interroge d’un haussement de sourcil.
– Viens, ce doit être Régis.
Paolo se lève et rejoint le couloir. Je le suis en lui demandant qui est Régis.
– Un Français qui a débarqué là il y a peu de temps. Mais il ne parle pas. Ses yeux sont… pleins de rancœur… il a dû lui arriver un truc pas cool.
Paolo grimpe les marches des escaliers deux à deux. Arrivé en haut, il se rend directement dans la chambre située au fond du couloir.
À l’intérieur, je découvre une chambre d’enfant. La décoration est restée intacte : les posters de l’équipe de foot de Madrid sont un peu défraîchis mais toujours présents. Allongé sur le lit, à moitié recouvert d’un sac de couchage qui a déjà bien vécu, un homme vêtu de noir de la tête aux pieds se repose, ses yeux grands ouverts tournés vers le plafond.
– Régis, je te présente une nouvelle collègue, elle nous accompagnera les deux mois d’été. Et devine quoi ? Elle est française aussi !
Il ne bouge pas d’un millimètre. Paolo hausse les épaules et me murmure à l’oreille :
– Ne le prends pas pour toi, il est comme ça. J’insiste en venant lui dire deux mots à chaque visite, mais je sais que ça ne sert pas à grand–chose… Je ne sais même pas s’il m’écoute…
Paolo tourne les talons et redescend. Je m’approche de Régis, peu rassurée. La présence des bénévoles en bas m’encourage tout de même à engager la conversation avec lui. Il est français après tout ! Dans notre langue maternelle, j’ose un :
– Salut ! Moi c’est Nelly.
Aucune réaction.
– Il paraît que tu ne parles pas beaucoup, c’est parce que tu les comprends pas ? Ils parlent vite, j’ai beaucoup de mal aussi ! Si tu veux, je peux te servir d’interprète ?
Aucune réaction.
– En tous cas, je suis là pendant deux mois, on sera amenés à se recroiser, n’hésite pas si tu veux parler, je suis là !
Aucune réaction.
– Tu viens d’où, au fait ?
Aucune réaction.
– Moi, je suis de Dunkerque… C’est pas la folie… tu vois pourquoi je suis venue en Espagne !
Cette fois, il tourne la tête vers moi et me dévisage longuement. Ses yeux, noirs comme les ténèbres, sont vides de toute étincelle de vie. Je fais un pas en arrière, gênée par cet échange silencieux. Malgré une sensation désagréable, je maintiens mon regard vers le sien. Il ne cesse de me scruter.
Qu’a-t-il pu bien lui arriver qui explique ce silence ?
Je rebrousse chemin sans un mot et m’affale sur le canapé, près de Paolo.
***
Quelle soirée éprouvante ! De belles rencontres, des anecdotes, des histoires de vie difficiles et touchantes, je suis très heureuse d’être là et de pouvoir donner un peu de mon temps pour améliorer le quotidien de ces gens.
J’ai quatre maraudes par semaine. Une dans ce squat, deux dans les rues et la dernière dans un petit quartier en bord de mer, encore plus loin du centre.
À chaque fois, je reviens éreintée, fatiguée, épuisée. J’étais loin de me douter que cela allait être aussi intense. Heureusement, j’ai quelques après-midi pour décompresser.
***
Ce soir, nous retournons au squat. J’ai hâte d’aller voir Régis. Je ne sais pas pourquoi, cet homme m’intrigue. Il doit avoir quelques années de plus que moi, la trentaine probablement, mais son visage, marqué par son lourd passé, m’a profondément émue. Je n’ai pas la moindre idée de comment m’y prendre, mais son mutisme doit cesser, il doit parler, s’exprimer, vider son sac.
C’est donc d’un pas déterminé que je me rends dans sa chambre, pour l’y trouver dans la même position que l’autre fois. Je m’assois au bout de son lit.
– Salut Régis.
Aucune réaction.
– Tu veux un café ?
Aucune réaction.
Profitant de son regard fixé au plafond, je l’observe en silence. Cette fois, ses pieds sont posés sur le sac de couchage. Je souris en voyant une tâche de naissance sur le bas de son mollet.
– C’est drôle, j’ai une tâche moi aussi. Sous le bras… C’est étrange quand même ces marques… Tu ne trouves pas ?
Tout doucement, il tourne la tête vers moi. Tout doucement, ses pupilles glaciales se posent sur mes bras et s’arrêtent à l’endroit où la tâche s’étend.
Brusquement, il se redresse et m’agrippe le bras. Je m’écrie en m’écartant :
– Aïe !! Fais attention !
– Pardon…
Et il se rallonge, gêné et presque paniqué.
J’allais sortir de sa chambre, quand je me rends compte qu’il vient de parler. Je jette un coup d’œil par-dessus mon épaule, mais il s’est déjà retourné face au mur.
Je descends et raconte cet étrange épisode à Paolo qui s’esclaffe :
– Si j’avais su qu’il fallait lui montrer un bout de peau pour qu’il sorte de sa torpeur, je lui aurais montré la mienne !
Il relève son tee–shirt en rigolant, ironique.
***
Toute la semaine suivante, ce « pardon » me travaille. J’attends impatiemment de retourner au squat discuter avec Régis.
Le mardi suivant, je me précipite dans la chambre au fond du couloir, mais celle-ci est vide. Je suis tellement déçue… Je dépose tout de même sur son lit une photo de la plage de Dunkerque. Un petit souvenir de France lui fera peut-être plaisir ?
***
La fois suivante, je retrouve enfin Régis sur son lit, ma photo dans les mains, l’air grave.
– Hey.
– Hey.
Surprise qu’il me parle aussi facilement, je m’approche, enthousiaste. Il relève la tête. Son regard mauvais et ses yeux perçants me stoppent net. Figée, debout au milieu de la pièce, je parviens tout de même à articuler :
– Elle te plaît ma photo ? C’est… C’est chez moi, dans le Nord.
Aucune réaction.
– Je l’ai prise l’été dernier. On était en balade avec mes parents.
Lorsque je prononce le mot « parents », ses traits changent. Ses mains tremblent, son corps se contracte, ses lèvres tressaillent. Tout à coup, il bondit sur moi et me plaque contre le mur derrière moi, sa main autour de mon cou.
D’une voix grave et terrifiante, il me murmure à l’oreille :
– Oui, elle me plaît, cette photo… Elle me rappelle combien l’homme est infect et vicieux. Elle me rappelle ma jeunesse. J’ai marché sur cette plage, j’ai joué sur cette plage, j’ai crié sur cette plage. Avant… Avant que…
Régis me relâche et retourne en vitesse sur son lit, les genoux recroquevillés contre son torse, se balançant d’avant en arrière. Je reste plantée contre le mur, terrorisée. Après avoir repris mes esprits, je masse délicatement ma gorge toute endolorie par cette attaque inattendue. J’ai envie de quitter cet endroit le plus vite possible et de me mettre à l’abri de ce type. Sur le point de faire demi-tour, je me ravise. Quelque chose chez lui me force à rester. C’est une drôle de coïncidence qu’il connaisse la plage juste en face de chez moi. S’est-il passé quelque chose là-bas pour qu’il réagisse aussi excessivement ? Malgré mon ventre noué et la peur qui s’est doucement installée, je décide de creuser.
– Tu es… Tu es de la région ?
Aucune réaction.
– Tu connais cette plage ?
Aucune réaction.
J’abandonne. Je réessaierai une prochaine fois. Alors que j’approche de la porte, secouant la tête, déçue, il commence son récit.
– J’avais huit ans quand ma mère et mon père m’ont abandonné. J’étais un enfant innocent, cherchant à vivre normalement. Mais la normalité, ils ne connaissaient pas. Oh non, ils étaient jeunes et idiots. La seule chose que je leur inspirais… le dégoût. Je le voyais dans leurs yeux méprisants, dans leur comportement violent, dans leurs messes basses désagréables et leurs moqueries permanentes.
Il s’arrête un instant, reprend son souffle. Ses aveux sont difficiles. Puis il lâche, d’une voix atone :
– J’avais huit ans quand ma mère et mon père m’ont abandonné, juste après que mon père a abusé de moi.
Je laisse échapper un cri.
Je salive, je perds mes moyens, la nausée me gagne.
J’ai envie de vomir.
La colère qui se lit au fond de ses pupilles est contagieuse. Elle grandit en moi de seconde en seconde. Comment est-ce possible ? Jamais je n’aurais imaginé de telles horreurs dans cet esprit tourmenté.
Je regrette tout à coup qu’il se soit confié car je ne sais pas quoi répondre. Je ne peux imaginer un seul instant la douleur qu’il peut ressentir.
Toutes mes craintes à son sujet s’envolent d’un coup, laissant place à de la compassion. Je m’approche de lui et lui pose une main sur l’épaule, cherchant à le réconforter et à lui transmettre un peu de chaleur humaine. Comment survivre à un tel traumatisme ?
– Je… Je ne sais pas quoi te dire. Je suis tellement désolée. C’est… horrible. Mais… mais, tout le monde n’est pas comme ton père, tu dois essayer d’aller de l’avant. T’enfermer dans ce silence ne va pas t’aider… tu devrais rencontrer des gens… sortir de cette chambre. Parler à un spécialiste…
Ce flot de paroles sort de ma bouche à une vitesse incroyable. Je ne sais plus comment m’arrêter, j’aimerais l’aider. Mais je sais que ce que je dis est stupide. Ce n’est pas mes conseils qui vont le faire changer. Il a vécu l’enfer. L’inceste. Quelle horreur. Je m’arrête, consciente de l’inutilité de mon discours, puis je demande d’une petite voix :
– Pourquoi te confies-tu aujourd’hui à moi ?
Après quelques minutes, Régis relève la tête, sourit sournoisement et me dévisage de la tête au pied, avec l’air mauvais qui ne le quitte pas depuis notre première rencontre.
– Tu veux vraiment le savoir ?
J’acquiesce.
– Ton père… Il n’aurait pas un gros grain de beauté derrière l’oreille droite ?
Je ne saisis pas tout de suite la signification de cette question. Je le regarde longuement, attendant qu’il m’explique comment il connaît ce détail.
Quand je décrypte enfin ses propos, quand je comprends ce qu’il est en train de me dire, ma réaction est immédiate, je m’évanouis avec une seule idée en tête : mourir.
Merci à Christine pour ce premier défi d’écriture !
Quel était-il ? Tout simplement de caser ou utiliser les mots suivants :
« Abandon, enfant, dégout, père, mère, vomir, inceste, mourir »
En recevant le mail, j’ai écarquillé les yeux d’horreur ! Comment traiter un tel sujet ? Mais très vite, cette histoire a pointé le bout de son nez, me rassurant totalement.
Qu’en pensez-vous ? Défi relevé ? J’attends vos avis avec impatience !
J’attends également vos défis sur la page Challenge de mon site (j’y ai glissé quelques idées pour vous inspirer), ou directement par mail : amelieb.auteur@gmail.com
À très vite,
Amélie B.
Défi réalisé avec brio ! J’adore !! L’histoire est prenante et touchante !
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Défit relevé amplement !
Well done 😉
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🙂 merci !
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J ai adore mais du coup je veux la suite ….
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En (très) peu de temps, on est happé.e dans le récit : Well done !!
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Merci !! Je te conseille d’aller vite lire Le doux parfum des marguerites…. je ne spoile rien, mais… 😉
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